Égypte, femmes en danger
Les Égyptiennes subissent de plus en plus de vexations depuis la victoire des Frères musulmans
Isabelle Girard -Le Figaro, 10 09 23
« Tes seins iront en enfer », lui a dit un soir un barbu aux yeux clairs, coiffé d’un petit bonnet en crochet et vêtu d’une gandoura marron, alors qu’elle rentrait chez elle à Héliopolis, banlieue chic du Caire. « Si le reste va au paradis, je les offre volontiers au diable », lui répondit du tac au tac Nesrine Choucri, 35 ans, journaliste au Progrès égyptien, quotidien francophone. Ce jour-là pourtant comme tous autres jours depuis qu’elle a 18 ans, Nesrine portait une longue jupe bleu marine, un haut à manches longues et le hijab, voile qui lui cachait les cheveux et le menton. De quoi le salafiste (1) se plaignait-il donc ? « ll trouvait qu’on voyait trop mes formes, explique t-elle dans un éclat de rire. Il me voulait en niqab. » Autour d’un café, dans la pâtisserie Carinos à la façade fanée, à deux pas du siège de la présidence de la République, Nesrine raconte comment sa vie a imperceptiblement changé depuis la révolution de février 2011. Non que le voile soit apparu dans les rues du Caire avec l’élection de Mohamed Morsi, le 24 juin dernier, non que la victoire des Frères musulmans soit une véritable surprise, non que leurs méthodes d’intimidation n’aient déjà été éprouvées. Qu’y a-t-il donc de changé ? « Avec la victoire de leur candidat, ils possèdent ce qu’ils n’avaient pas auparavant : la légitimité d’imposer leur vision religieuse et celle de la société, explique-t-elle. Et c’est moi, une femme voilée, qui vous parle. » Depuis le 25 janvier 2011, les Frères musulmans et les salafistes ont multiplié les vexations et les violences contre les femmes. À la lisière de Boulak, le quartier de la presse où siègent les plus grands quotidiens, six salafistes ont investi un salon de coiffure, lançant des menaces de mort à l’encontre des femmes aux cheveux découverts. Dans un supermarché de Nasser City, des femmes voilées ont battu des femmes non voilées qui faisaient leurs courses. À Alexandrie, des bandes de salafistes ont saccagé des plages et détruit les cabines de bain pour dissuader les femmes de se baigner.
(1) Favorable au retour de l’islam traditionnel.
Le harcèlement sexuel est devenu un fléau national
Les jours glorieux et enthousiastes de la révolution ont un goût amer. « Je ne sais plus où j’en suis », confie Farida Choubachy », écrivaine et éditorialiste sur la chaîne de télévision Nil News ainsi que sur la BBC et France 24, qui rappelle qu’un jeune homme a été tué à Suez parce qu’il tenait la main de sa fiancée dans la rue. « Dans les années 60, on ne faisait pas de différence entre les hommes et les femmes. On nous a soudain enveloppées dans un linceul. » Gihane Zaki, professeure d’Égyptologie à l’université de Helwan du Caire, consultante pour la gestion du patrimoine culturel d’égyptologie pour l’Unesco, divorcée, remariée, mère de trois filles, résiste à sa manière. Depuis la révolution, elle se promène ostensiblement avec des chemisiers sans manches tout en gardant un petit foulard noir dans son sac pour le mettre sur ses épaules, au cas où...« J’ai quand même ôté toutes mes robes de mon armoire. La pression sociale est trop forte. À mon époque, on se battait pour nos droits ; aujourd’hui, la plupart des filles semblent avoir abdiqué. » Par conviction ou pour avoir la paix ?
Le harcèlement sexuel est devenu un fléau national : 83 % des femmes égyptiennes en sont victimes. Deux jours avant la révolution, une loi a pourtant officialisé le harcèlement comme délit, mais les plaintes sont rares. Le film de Mohamed Diab, Les Femmes du bus 678, décrit la frustration des hommes réduits au silence par des années de régime autoritaire, castrés par la montée de l’islam. « Ils ont un sexe à la place des yeux », s’aventure à dire la sérieuse Mona Makram-Ebeid, ex-députée copte et professeure de sciences politiques à l’Université américaine du Caire. « Un jour, j’ai vu un gardien à l’entrée du club sportif de Gezira. Il dormait. Dans une main, il avait le Coran, et l’autre main posée sur sa braguette. C’était presque une métaphore de la condition masculine en Égypte. »
À qui la faute ? « Je suis blessé que l’on rende l’islam responsable », déplore le cinéaste Diab. Au Mexique ou en Inde, le harcèlement existe tout autant. « Mais nous, poursuit-il, nous avons un héritage culturel tordu qui incite nos concitoyens à arriver vierges au mariage. » La tension sexuelle est donc très forte et se ressent même dans la rue. « J’ai l’impression d’être enrobée dans le regard des hommes », rapporte Karen Nader, comptable. Dans ces conditions, la prostitution devient presque un acte de santé publique facilité, de plus, par la crise économique. « Certaines filles se prostituent pour une bouteille d’huile et un peu de beurre. C’est ce qui est arrivé à la petite esthéticienne du coin », raconte l’égyptologue.
Elle ajoute : « Ensuite les filles feront des économies pour se faire refaire l’hymen afin de se présenter vierges au mariage. C’est devenu une industrie florissante contrôlée par les Chinois, qui fabriquent nos hymens comme ils fabriquent nos lanternes pour le ramadan. »
L’ère Moubarak avait apporté des droits à la femme par le biais du Conseil national de la femme créé par son épouse. Mona Abdel Hameed, consultante dans le domaine de l’énergie, s’interroge. « La CIB (Commercial International Bank), avec qui je collabore, emploie surtout des femmes. Mais beaucoup d’hommes ne veulent pas travailler avec nous et cette tendance ne va pas s’arranger. L’entourage de Morsi est très réactionnaire. Il a même été envisagé de ne plus enseigner l’anglais à l’école. Ils veulent revenir aux sources de l’islam de Hassan el-Banna (2). » Sous le dôme de l’Assemblée nationale, certains islamistes (ils représentent 25 % des députés) se sont distingués en proposant de réformer la khola – une disposition qui permet aux femmes de divorcer sans l’accord de leur mari –, de réclamer la baisse de l’âge du mariage ou d’envisager le retour à la pratique de l’excision. Des tracts sont distribués près de la mosquée avec cet argumentaire : « Excisées, les femmes deviennent plus pudiques et protègent l’honneur de la famille. » Martine, Française installée à Zamalek, se souvient avoir parlé des nuits entières avec son voisin pour le convaincre de ne pas faire exciser sa fille. « À bout d’arguments, je lui ai dit : “Le prophète nous a créés avec un sexe. Le transformer serait une atteinte à sa volonté.” »
(2) De la confrérie des Frères musulmans.
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