Entretien avec Annie Sugier
Entretien avec Annie Sugier : « L’universalité ne serait-elle illégitime et occidentale que quand elle s’applique aux femmes ? »
Quelle est votre vision de l’engagement féministe ?
— Etre féministe c’est en premier lieu porter un regard rationnel sur la société et détecter au premier coup d’œil les différences fondées sur l’appartenance à un sexe ou à l’autre. C’est énoncer des « pourquoi » qui ne trouvent pas de réponse. Pourquoi les femmes sont-elles quasi-absentes des manuels scolaires ? Pourquoi le masculin l’emporte-t-il sur le féminin ? Pourquoi c’est toujours maman qui sert à table ? Pourquoi si j’entends des pas derrière moi dans une rue déserte en pleine nuit et que j’aperçois la silhouette d’une femme je n’ai plus peur ?… Etre féministe c’est refuser de s’incliner devant ces constats. L’engagement qui s’en suit peut prendre plusieurs formes : politique, associatif, universitaire pour celles (et parfois ceux) qui veulent mieux déconstruire les mécanismes du patriarcat. Personnellement j’ai préféré mener de front une carrière de scientifique dans un domaine très « masculin » (j’ai été la première femme directrice d’une branche de la sécurité nucléaire) et mes activités de militante comme présidente d’une association créée par Simone de Beauvoir au début de la décennie 80, La Ligue du Droit International des Femmes. Notre objectif est de promouvoir la notion d’universalité du droit des femmes, indépendamment des cultures et des religions en menant des actions exemplaires sur des sujets dont nous avons connaissance à travers les « faits divers » (excision, violences faites aux filles des cités, enlèvements d’enfants issus des couples mixte, …) dont nous avons connaissance via les médias.
Quelle est votre analyse de l’incompréhension qui règne autour de l’universalité des droits des femmes (et des enfants) ?
— En fait, les Normes Internationales sont sans ambiguïté. La Charte des Nations-Unies de 1945 est le premier texte international proclamant l’égalité entre les hommes et les femmes, formulation reprise dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948 qui précise que le sexe ne saurait justifier de « distinction » en matière d’accès aux droits. En 1979, est signé un outil majeur pour la promotion du droit des femmes, la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à 1’égard des femmes (CEDEF), qui définit la notion de « discrimination » et stipule que les Etats signataires s’engagent à « parvenir à l’élimination des préjugés et pratiques coutumières ou de tout autre type, qui sont fondés sur l’idée de l’infériorité ou de la supériorité de l’un ou l’autre sexe (…) ». C’est l’un des textes signés par le plus grand nombre d’Etats, mais c’est aussi celui qui fait l’objet du plus grand nombre de réserves au nom du respect des cultures et des traditions. L’argument avancé étant que les normes internationales refléteraient une vision « occidentale » de la société. Pourtant lorsqu'il s’est agi de mener les guerres de libération contre les puissances coloniales occidentales, les Etats concernés se sont appuyés sur ces mêmes textes pour mettre en évidence le non-respect du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et le non-respect des droits fondamentaux des individus. L’universalité ne serait-elle donc illégitime et occidentale que quand elle s’applique aux femmes ?
L’IVG fait continuellement l’objet d’offensives patriarcales. L’accès à l’avortement est-il un droit comme les autres ?
— L’accès à l’IVG dans des conditions sûres devrait être considéré comme un droit fondamental pour toutes les femmes dans le monde, or ce n’est pas le cas. Les chiffres sont parlants : « 222 millions de femmes qui préféreraient différer ou éviter une grossesse dans les pays en voie de développement n’ont toujours pas accès à une contraception sûre et efficace. Selon les estimations, environ 80 millions de grossesses non désirées surviennent dans ces pays et plus d’un quart des ces grossesses (21,6 millions) abouti à un avortement non médicalisé. Chaque année ces avortements à risque entraînent le décès de 50.000 femmes, soit environ 13% de la mortalité maternelle, tandis que 8 millions d’autres souffrent d’invalidités temporaires ou définitives » (1) . Le développement de la contraception est certes une nécessité mais elle ne supprimera pas l’avortement. Nous savons aujourd’hui que son interdiction n’empêche pas les femmes d’y avoir recours. Pourquoi tant de souffrances inutiles alors que les femmes sont les mieux placées pour savoir si elles veulent ou peuvent prendre en charge un enfant ? Certains experts ont pourtant alerté les instances internationales. Ainsi, en 2011 Anand Grover, Rapporteur Spécial sur le droit à la santé, auprès du Conseil des Droits de l’Homme, dans son rapport à l’Assemblée Générale des Nations-Unies préconisait la dépénalisation universelle de l’IVG, considérant que les lois d’interdiction « sont une violation de la dignité et de l’autonomie des femmes » (2) . L’obstacle principal on le sait, vient du Vatican qui n’a pas hésité lors de la conférence internationale Population et Développement du Caire en 1994, puis lors de la conférence Le Caire+20, a mobilisé les pays les plus hostiles aux droits des femmes, parmi lesquels les pays islamistes, pour bloquer toute avancée sur ce sujet. Quand la loi internationale cessera-t-elle d’être influencée par des considérations religieuses ? Il serait temps d’affirmer la laïcité comme un principe universel au même titre que la liberté, l’égalité et la fraternité.
Les laïques sont presque systématiquement accusé.e.s de « racisme » ou de « faire le jeu de l’extrême droite ». La laïcité serait-elle un tabou ?
En tant que féministe, je considère que la laïcité est un principe émancipateur essentiel même si certains à l’extrême droite s’en emparent par xénophobie (et le déforment), et d’autres le rejettent (au nom de l’antiracisme) car ils font de leur religion un porte-drapeau identitaire. La notion d’ « islamophobie » est un piège, je n’accepte pas l’assimilation qui est faite entre le racisme et la critique de l’Islam. J’ai le droit et même le devoir de critiquer toutes les religions dès lors qu’elles sont hostiles à la libération des femmes. Les religions monothéistes se référent en effet à des textes sacrés considérés comme l’expression directe des paroles de Dieu ou comme leur retranscription à plusieurs voix (masculines). Résultat, elles ont figé dans le marbre un moment de l’histoire de l’humanité. Toutes affirment une hiérarchie entre les hommes et les femmes et confinent la sexualité des femmes à sa fonction reproductrice au nom de la complémentarité biologique entre les sexes. D’où l’importance de faire en sorte que les lois échappent à l’influence des religions. Certes, on nous dira que plusieurs interprétations sont possibles, mais en attendant que tous les croyants se mettent d’accord et que les savants aient extrait des textes sacrés les mauvaises interprétations, mieux vaut s’en prémunir en les conservant à distance.
Que dire aux personnes qui pensent qu’il n’y a plus de combats à mener ?
— Je pense au contraire que nous sommes à un tournant de l’Histoire : un moment de tous les dangers avec d’une part la résurgence du plus mauvais visage du religieux et les conflits qui en résultent, et d’autre part, la prise de conscience du caractère limité des ressources de la Terre. Le moment est venu de considérer que la question des femmes n’est pas un sujet marginal de la géopolitique, mais au contraire un enjeu central. Premier combat majeur : la lutte contre les intégrismes, ceux qui sévissent ici et ailleurs ; sans oublier l’intégrisme catholique qui ressurgit en France avec la Manif Pour Tous (homophobie, silence sur la pédocriminalité au sein de l’Eglise, anti-IVG, anti-PMA et anti-laïque). Quant au plus virulent d’entre eux, l’intégrisme islamiste, il a su se parer des attraits de l’aventure (drapeau noir, images du désert, marches victorieuses, culte du martyr…) de quoi séduire les plus jeunes.!… Il est pourtant évident que l’hostilité de ses promoteurs au progrès se focalise essentiellement sur la position des femmes dans la société. Celles qui ont cru trouver l’aventure en rejoignant de futurs martyrs ont été confinées au rôle de reproductrices, données à des combattants et leur corps couvert de la tête aux pieds. Deuxième combat majeur : celui qui conditionne l’avenir de l’humanité face à des ressources limitées. Il est clair que le non-dit du développement démographique doit enfin être levé. Au-delà de tous les plans de développement durable, la priorité doit être de donner aux femmes le droit de choisir le nombre d’enfants qu’elles désirent : ce sont elles tiennent la clé de l’avenir de l’humanité. Pour cela il faut oser casser les codes, aller au-delà de la seule libération de la parole, imaginer de nouveaux modes d’action, oser déranger les pouvoirs en place, refuser la division du féminisme au nom d’autres priorités. C’est en ayant cela à l’esprit que nous avions lancé notre campagne contre l’apartheid sexuel dans le sport. Nous voulions profiter de l’organisation par Paris des JO 2014 (3) pour promouvoir les valeurs universelles inscrites dans la Charte Olympique en demandant le boycott sportif de l’Iran et de l’Arabie Saoudite comme ce fut le cas pour l’Afrique du Sud pour cause d’apartheid racial.
Votre mot de la fin :
— La société de demain doit être celle d’une réelle mixité entre des individus qui ne seront plus formatés selon les stéréotypes féminins/masculins ni enfermés dans des caricatures identitaires. Nos différences sont vraiment lilliputiennes au regard de ce qui nous rassemble, c’est pourquoi nos droits doivent être universels.
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